Je reprends ici pour les fidèles lecteurs de Mondes en Chantier la critique parue dans un ancien numéro des Carnets de l'Assemblée du supplément Kuro Tensei. Découvrez un univers Noir, Occulte, Post-Cyberpunk et plein de raffinement oriental.
Tradition et modernité
Ce supplément de 136 pages sous couverture souple (qui nécessite le livre de base pour être jouable) se présente en bichromie noir-sépia avec de nombreuses et superbes illustrations pleine page en couleur, et s’ouvre sur une nouvelle immersive, construite à la façon du roman classique japonais qui joue de la variabilité du point de vue, entrainant des changements perceptifs continus par le fait de la présence simultanée de sources narratives disparates, selon une esthétique dite du fragment, chère aussi aux auteurs du mouvement Cyberpunk.
Kami pour la vie
Après Makkura et sa vision plus noire que noire d'un japon déshumanisé, techno-orientaliste ce second supplément fait passer les joueurs au niveau supérieur : ils vont avoir la possibilité d’incarner des personnages, appelés Potentiels, qui servent d’hôtes à une puissance surhumaine offerte par leurs ancêtres héroïques - cette nouvelle façon de jouer correspondant parfaitement à une culture où le "je" varie déjà naturellement selon le rapport social, le contexte et d'autres paramètres.
Oni soit qui mal y pense
L’autre possibilité offerte par Tensei, c’est d’incarner des onimachines, être artificiels hantés par des fantômes qui conjuguent à la mode nippone le thème du héros cyberpunk transformé par la machine comme instrument de pouvoir et reflètent deux constantes de cette culture obsidionale : l'assimilation de l'étranger comme remède à l'asservissement et les conséquences ambivalentes de la modernité.
Les Voies de l’Invisible
Les personnages de Tensei peuvent par l’intermédiaire de diverses techniques faire appel au Ki pour utiliser la magie et accomplir des prodiges, mais restent sous la menace constante de la souillure qui étiolle leurs pouvoirs. L’imprécision d’une religion nationale dépourvue de dogmes, ne connaissant pas le nombre de ses dieux, et qui s'est accommodée du bouddhisme et du confucianisme a offert aux auteurs une grande liberté créative dans ce domaine.
Le Pays du Soleil Levant
Comme décors de jeu, "Shin-Edo en 2047" nous présente un univers urbain ravagé ou souillure et destruction côtoient les enclaves d’un passé paisible miraculeusement préservé. Ses descriptions retranscrivent à merveille la relation au temps de la ville japonaise, relation largement influencée par deux conceptions de la temporalité qui innervent la culture nippone : le renouvellement cyclique que l'on trouve dans le shintoïsme, et l'impermanence des choses (mujô) qui vient du bouddhisme qui ont contribué à donner naissance à une conception de la ville qui revient à une sorte de planification de l'éphémère. Dans la civilisation japonaise, la ville est transitoire. Fondamentalement, elle se donne pour périssable, incarnation postmoderne d'ukiyo : le monde flottant.
De même, le passage qui décrit le nouveau visage du Japon après l’Incident Kuro se marie harmonieusement avec l’histoire de ce pays continûment et complètement isolé qui a connu de longues périodes de repli et des moments au cours desquels il a su digérer ses acquis de civilisation et choisir les nouvelles règles de son comportement social.
Pluie noire
Véritable réincarnation de Kuro, se concluant sur trois scénarios de qualité, Tensei est l’indispensable supplément qui fait basculer cet univers dans une autre dimension ludique et l’inscrit au rang des plus belles réussites en matière de jeux de rôles, dont le critique – qui ne se croyait pas si chauvin – se surprend à noter qu’elles sont pour la plupart de création française.